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Fhin, l’éloge au trauma

Photo : Idriss Arin

De sa particularité vocale, Fhin en a fait une force et un levier. En lui, ce duo de voix remarquables, l’une masculine et l’autre féminine, qui nous avait une première fois déboussolés en 2015 lors de la sortie de son premier EP A Crack In The Eyes puis de nouveau sur Around.Away (2017) avec une reprise judicieuse et efficace de “Quand on arrive en ville” de Starmania, madeleine de Proust de son enfance. Malgré le succès justifié et responsable de nombreuses écoutes en streaming – merci la chaîne YouTube de Délicieuse Musique, digne représentante depuis plusieurs années de maintes errances de mélomanes égarés sur la plateforme -, on était loin d’imaginer que Fhin parvienne à recoller les morceaux d’une année 2020 au sommet de la morosité avec son premier album intitulé Trauma.

Et pourtant, les singles se sont enchaînés : “Trauma” en featuring avec Louis VI accompagné d’un clip aussi somptueux qu’éruptif, “Love Attack”, probablement notre préféré, débordant de groove et de sensualité, ou encore “A Song With My Dog”, hommage frémissant, aussi canin que familial. Il faut dire que la famille a joué un rôle déterminant dans l’apprentissage musical du producteur parisien : le titre même de l’album renvoie à un épisode essentiel et fondateur de Fhin, une opération lourde à cause d’une tumeur suivie de plusieurs mois d’hospitalisation, et qui l’obligera à grandir les dix années suivantes en portant un corset. L’entourage familial – revenons-y – l’encourage à développer sa passion et à apprendre divers instruments : batterie, piano, guitare. C’est néanmoins vers des études d’ingénieur du son que se dirige le jeune Fhin, “par sécurité” explique-t-il, mais aussi pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Car c’est une caractéristique peu valorisée et considérée que de disposer d’un réel bagage théorique et technique et une approche du son aussi méticuleuse – même dans le vaste univers des musiques électroniques – aspect de son identité qui l’amène régulièrement à explorer ses capacités.

En résulte cet album constitué de quinze titres, Trauma. Bien évidemment, on retrouve dans ces morceaux quelques unes des recettes favorites du musicien, que ce soit en terme de composition ou de thèmes abordés. L’onirisme, l’imaginaire, un univers où les songes s’accordent à la réalité et inversement, et où les interludes, courts instants de poésie suspendus, lui correspondent et prennent tout leur sens à l’écoute du disque dans son intégralité. Parmi les morceaux qui nous donnent encore des frissons après d’innombrables écoutes, il y a “I’ll Figure It Out”, “The Shape”, “You Say” et son final himalayen ou encore le fameux “Lights Would Be Better” qui pourrait résumer et clôturer cette année à lui seul. En attendant impatiemment de le voir sur scène un jour prochain, on a interviewé Fhin pour revenir sur son parcours, sur ce qui l’anime et sur ce Trauma qui demeurera l’un de nos rares coups de cœurs de 2020.
 


 

Ton album sort dans une petite semaine, comment te sens-tu?

Je suis excité, il a déjà été un peu dévoilé avec quelques singles mais il reste un paquet de chansons à découvrir. J’étais content de sortir les titres petit à petit mais je tiens à ce que les gens puissent l’écouter dans son intégralité, c’est une toute autre expérience, l’ordre a vraiment été réfléchi. Je suis content que le public puisse enfin rentrer dans l’histoire complète.

Je vais retourner une vidéo live dans mon appart la semaine prochaine avec Léo Mozoloa, qui a fait la vidéo de “A Song With My Dog” chez ma grand-mère et qui sortira aux alentours de la sortie de l’album. A défaut de pouvoir le défendre en live, je suis content de pouvoir communiquer avec les gens sur la sortie.
 

As-tu déjà pensé à une configuration pour les défendre en live?

J’y pensais déjà au moment de la composition. J’aime réinterpréter mes morceaux en live, me laisser une marge d’impro pour qu’ils ne soient jamais similaires. Je me prépare doucement à la scène même si c’est vrai que ce ne sera pas pour demain. Je me concentre surtout sur le format live maison. Depuis le dernier confinement il y a de la demande pour du contenu vidéo donc je vais tenter d’apporter un soutien visuel. J’aime aussi qu’il y ait une direction artistique, que ce ne soit pas juste un live dans un studio pour essayer de retranscrire les petits kiffs qu’on a lorsqu’on va voir un artiste sur scène. Pour le live en lui-même, il y aura la batterie à ajouter, le show lumière à penser, il y aura un gros travail à fournir dessus comme sur les lives des années précédentes. C’est l’aboutissement de tout ça : de l’idée qui surgit dans ta tête lorsque tu composes, où tu t’imagines devant plein de monde qui sont super contents et qui sortent pour t’écouter, c’est vrai que ça manque !
 

J’ai lu que tu pratiquais les rêves lucides depuis ton adolescence, c’est une thématique qui revient assez souvent dans tes œuvres, je suis assez admiratrice et novice dans ce domaine, j’imaginais qu’on pouvait pratiquer cela seulement sous substances.

Quand j’étais petit, j’en faisais souvent. Je l’ai perdu à l’adolescence et m’en suis rappelé un peu plus tard : je me suis renseigné par rapport aux sensations que je pouvais éprouver. Il y a plein de forums, de gens qui échangent des méthodes pour faire travailler cette espèce de muscle. J’avais trouvé cette formule : en gros, quand tu es dans un rêve et que tu essaies de respirer en mettant ta main devant ta bouche, ça fonctionne. Dans la vraie vie, ça ne fonctionne pas. Mais à force de faire ça, ton cerveau l’assimile comme un réflexe : petit à petit, tu vas le faire dans ton rêve et ça va fonctionner, tu vas te rendre compte que tu es dans un rêve. Ce qui est compliqué, c’est que comprendre que tu es dans un rêve va faire que tu te réveilles : tout le travail, c’est de rester calme pendant ce rêve, de ne pas visualiser où tu es en train de dormir, se focaliser seulement sur des éléments de son rêve. Le plus important c’est d’exploiter son rêve, de se promener. J’ai réussi à retrouver cette prise et effectivement, c’est une super source d’inspiration et au-delà de ça, ce sont des moments trop cools. Ça évite de se faire chier lorsqu’on dort ! (rires).
 

Le nom de ton album, Trauma, est inspiré de ton passé : est-ce que ça t’a influencé d’une quelconque manière dans ta façon de créer en tant qu’artiste ?

C’est ce que je dis souvent : je n’ai pas si mal vécu cet épisode de ma vie. J’étais tout gamin. Pendant la période où j’étais à l’hôpital, j’étais quelque peu shooté, couvert de cadeaux de proches qui venaient me voir tout le temps, donc ce n’est pas quelque chose qui m’a littéralement traumatisé. Mais ça m’a vachement impacté, c’est une partie de moi, je m’en rappelle très bien. Ensuite il y a eu le collège : on dit souvent que les gamins sont horribles entre eux et par chance, j’ai eu beaucoup de potes. J’ai eu un corset que je portais jour et nuit, ça ne m’a pas empêché d’être sociable et de faire toujours le con, d’avoir des amis, de ne pas me faire marcher dessus. C’est en ça que je l’ai bien vécu.

Mes parents eux, m’ont toujours soutenu dans ce que je voulais faire. C’est mon père qui m’a vu jouer de la batterie chez un ami, lui-même en jouait plus jeune, il m’en a offert une ainsi que quelques cours. Petit à petit, j’ai appris la guitare, le piano. Mes parents ne m’ont jamais dit de faire des études et de voir après, comme on peut dire souvent, c’est eux qui m’ont dit de me trouver un groupe, ils m’ont toujours poussé dans cette direction. Mon père adore la musique et je crois qu’il a eu envie de vivre à travers moi ces expériences.

De manière beaucoup plus terre à terre, j’ai un sifflement dans ma respiration, du fait de ma colonne vertébrale qui appuie sur l’un de mes poumons : c’est un trait que j’exploite dans pas mal de mes chansons, cette espèce de voix aigue, un peu sifflante. C’est devenu une signature.

L’idée de ce titre d’album, c’est de placer le trauma comme un éloge, quelque chose qui te marque dans le temps, qui fait partie de toi.

Et que ce soit positif ou négatif, ça définit qui tu es aujourd’hui, comment tu fonctionnes, comment tu réagis à ton environnement et quoi qu’il arrive, il faut le comprendre et l’apprivoiser dans toutes ses formes. Une fois que c’est acquis, tu ne peux qu’en tirer le meilleur.
 


 

Tu as donc enregistré cet album chez ta grand-mère, en combien de temps?

Il y a des morceaux que j’avais commencé il y a 2-3 ans, certains que j’ai composés en une nuit et d’autres comme “Trauma” ou “Fallin Fallin” qui m’ont demandé beaucoup d’aller-retours, d’arrangements. J’ai eu la chance de bosser avec Louis VI et Sahara qui ont été d’une rapidité incroyable. Je crois que le plus gros de l’album s’est fait en trois mois.
 

Il y a un single qui m’a particulièrement plu à sa sortie, c’est “Love Attack”.

J’avais un bout de démo mais pas d’inspiration : j’avais tenté des couplets mais ça ne me plaisait pas. L’approche dans les arrangements était nouvelle pour moi sur ce morceau. J’avais des paroles, une ambiance, mais je n’avais pas envie de chanter moi-même. J’ai eu cette idée d’écrire mes textes sur Google Trad et de le sampler, en le redécoupant pour que rythmiquement ce soit intéressant.
 

As-tu eu une machine, un instrument fétiche lors de l‘enregistrement de cet album?

Ma pierre angulaire, qui fait beaucoup de mes textures et de mes sons, c’est le Prophet-6. Je l’ai énormément utilisé. Il y a aussi mon petit Opi-1, c’est un tout petit synthétiseur de chez Teenage Engineering qui est incroyable. On dirait un jouet mais les sons sont géniaux, tu peux sampler ta voix, créer des sons avec une interface comme un magnétophone. Tu peux être n’importe où, caler tes idées dedans et une fois que tu as ce que tu veux, tu l’éclates dans l’ordinateur et tu peux avancer. C’est super inspirant. Dans la contrainte, tu as une certaine créativité qui naît : tu n’as que quatre pistes, pas beaucoup de touches, mais du coup ça te guide et c’est assez sympa.

J’ai aussi beaucoup travaillé avec ma voix, je voulais incarner des esprits différents, comme sur le morceau “The Shape” où je traite de la folie. Il doit y avoir une dizaine de traitements de voix différents dessus, avec des voix à gauche, à droite, réverbérées, étouffées, je voulais cette ambiance du mec qui a plusieurs voix qui lui parlent et qui est dans son monde. L’ordinateur est bien sûr une pièce maitresse pour ce travail, j’ai traité dans tous les sens. Je suis un peu un geek du son au-delà de la composition, je peux passer une heure sur un son de guitare. Dès que je commence à composer, je commence aussi à mixer le son et à le traiter techniquement, c’est une approche assez particulière. J’ai failli partir à Londres pour intégrer une école de batterie mais par sécurité, j’ai voulu faire une formation d’ingénieur du son à l’EMC pour, qu’au pire, si je ne pouvais pas vivre de ma musique de suite, pouvoir être en studio avec des gars qui en feront : je savais que ça me plairait quoi qu’il arrive.

J’ai ce côté hybride, technicien et artiste, qui m’aide à développer mes compositions.

Je pense que sans cet aspect technique je ne composerais pas du tout pareil. Je suis en train de m’en rendre compte en t’en parlant !
 

Tu as cette spécificité d’avoir des voix hauts perchées, elles étaient très présentes sur tes EPs et le sont par petites touches encore sur cet album.

C’est vrai que sur mes deux premiers EPs, j’avais cette habitude de toujours doubler ma voix avec une voix féminine. Sur l’album je l’ai un petit peu fait, mais moins : j’avais justement envie d’explorer des voix que je fais moi-même très aigues ou très graves. Par exemple sur “The Shape” pour y revenir, il me semble que j’ai fait la voix la plus grave que j’ai jamais pu faire, elle s’entend au casque même si elle est sous-mixée derrière une voix aigue. Je suis vraiment allé dans tous les sens, j’avais probablement l’air d’un con si on m’avait observé dans mon studio pendant une demi-heure à tester des voix ! Finalement je suis content du résultat.

C’était important pour moi de renouveler ce côté-là : c’est quand même par la voix que passent beaucoup de choses et je ne voulais pas réutiliser tout le temps cette recette et montrer que je pouvais proposer d’autres horizons vocalement parlant. J’apprends toujours, je suis très loin d’être musicien professionnel mais je bidouille chacun des instruments que je joue pour faire ce que je veux. D’une œuvre à l’autre, j’essaie de montrer de quoi je suis capable et de me lâcher de plus en plus.
 

Qu’écoutes-tu en ce moment?

Je suis tombé sur un son de Crazy P qui est hyper beau, “Love is with you”, je l’écoute quasi tous les jours en ce moment. L’album de mes potes Duñe et Crayon que j’ai trouvés hyper classe, je sais qu’ils ont bossé comme des tarés dessus et je les félicite, je les suis depuis longtemps. Il y a aussi un son d’un gars qui s’appelle William Crooks, “Rainbows“, le traitement de la voix est super original, très bizarre, ça m’a vachement percuté.
 

As-tu un petit mot à dire quant à la situation actuelle, au sort fait à la culture en ce moment et plus particulièrement à la musique?

Qui dit concert dit forcément rassemblement et je comprends les enjeux. J’ai beaucoup de personnes de ma famille qui font partie du corps médical et j’imagine bien la sensation d’un médecin qui fait des gardes de tarés qui verrait des gens dehors ne pas respecter les consignes. Alors oui, on parle de liberté parce qu’en France on est très chauvins mais il faut prendre la mesure des choses. C’est dur pour beaucoup de gens. Pour ma part je ne vis pas du live, c’est un aboutissement mais j’arrive tout de même à m’en sortir avec les streams même si c’est plus compliqué. Comme pour beaucoup de business, c’est aussi un moyen de se réinventer, de trouver des alternatives. Je n’avais auparavant jamais vu autant de communication de la part des artistes, tout le monde développe des projets, des lives à la maison repostés par des médias. Je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant là-dedans et ça nous permet aussi de nous assagir, de trouver des solutions.

Plein de monde a continué de faire du télétravail depuis le dernier confinement, je ne parle même plus pour la culture en soi mais globalement, je pense que pour beaucoup d’entreprises c’est plus sage de se diriger vers cette direction plutôt que de faire venir leurs employés en voiture. En tant que musicien comme en tant que spectateur, j’ai terriblement hâte de reprendre les gros concerts. J’ai beaucoup d’amis qui vivent du live et qui souffrent de cette situation. Il faut croiser les doigts en attendant de trouver une solution sanitaire, espérer que les gens soient plus sages et fassent davantage attention.
 


 

Son premier album Trauma est disponible ici via Délicieuse Records.