Retiens la nuit

Retiens la nuit #4 : Chevalrex

Photo : Philippe Lebruman

D’en haut, ils appellent ce que nous vivons “une année noire pour la culture” : une année où depuis mars dernier, les concerts sont interdits et les regroupements synonymes de danger. Nombreux sont ceux – organisateurs, programmateurs, tourneurs, régisseurs, artistes – qui aujourd’hui cherchent à se réinventer pour pouvoir (ou du moins essayer) maintenir leur activité et créer une nouvelle forme de lien social, en dépit de nouvelles mesures sanitaires et gouvernementales.

Pour témoigner ensemble d’un temps qui n’est plus vraiment, où l’on pouvait sortir le soir, aller à des concerts, rencontrer des gens et bien d’autres choses encore, pour se rappeler des plaisirs que nous procurent ces événements, ces lieux, ces personnes, on a demandé à plusieurs artistes et différents acteurs du milieu musical de nous raconter leurs souvenirs de concerts. Les meilleurs comme les pires, vécus en tant que musiciens ou spectateurs, pour se remémorer l’importance primordiale de ces moments de vie culturelle et sociale. Comme un recueil où chacun pourra y laisser son mot dans l’attente et l’espoir qu’un jour proche, on puisse retrouver ce qui nous anime le plus.

Aujourd’hui, c’est au tour de Chevalrex, alias Rémy Poncet, de partager son témoignage. Pendant que le monde s’écroule avec nos certitudes, l’auteur originaire de la Drôme (salut Gontard-sur-Misère) nous propose avec son bien nommé quatrième et nouvel album “Providence”, un moment suspendu à l’abri des déconvenues. Pierre angulaire de son œuvre depuis la parution de son premier album en 2013, ses textes élégants où il y est question de libération de soi ont été façonné dans la tranquillité des vagues de l’île de La Désirade en Guadeloupe, flottant sur des mélodies enveloppantes et solaires. La plupart des morceaux qui composent ce court album au demeurant (35 minutes) sont de véritables chansons dans leur signification la plus noble : “Providence” bien sûr, mais aussi “Tant de fois”, “Ophélie suite”, “La Tombe de Jim” ou encore “Une rose est une rose” en duo avec Thousand.

C’est avec une certaine curiosité que nous lui avons demandé de nous rapporter ses souvenirs de concerts. Pour cet exercice, Chevalrex est remonté au temps précieux de ses tournées dans un texte emprunt de nostalgie, narrant les routes sillonnées et les kilomètres engloutis à destination d’un public désireux de l’écouter et de le découvrir.


 

En débutant la musique dans ma chambre d’adolescent, je pensais qu’écrire et enregistrer des chansons seraient une source suffisante de satisfactions, que les concerts pouvaient attendre mais petit à petit, avec les années, cette idée a commencé à sérieusement se fissurer et assez vite, il n’a plus été question d’attendre .

J’étais très heureux en février 2006 au moment de charger la camionnette pour aller avec mes amis musiciens donner une série de concerts en Belgique. Je repense au vieil homme chauve en costume blanc venu twister sur scène avec nous au milieu du concert à Mouscron, à ce sentiment de surprise et d’extrême plaisir mélangés que ça m’avait procuré. Sur le chemin du retour, la France des aires d’autoroute semblait déjà éternelle. Des années plus tard, en rentrant d’un concert de Cate Le Bon, je suis tombé sur les discographies complètes de Suicide et Alan Vega à prix cassés entre les rayons de spécialités régionales, les barres chocolatées et les almanachs d’une aire des alentours de Feyzin. Il était 2h du matin, nous nous arrêtions pour faire une pause et acheter des chips, tout était à sa place. Je repense aussi à l’un des premiers concerts auquel j’ai assisté, Dominique A en 1999 devant un public clairsemé. C’était dans la banlieue de Romans et le concert débuta par le son magique de boîte à rythme qui ouvre sa chanson « Sous la neige ». Le concert fut magnifique de bout en bout et c’était un sérieux signal envoyé à mes considérations sur les concerts. Je revois aussi Chilly Gonzales chantant “I have an extra testicule” sur un boogie bizarre dont il a le secret en 2002 à Grenoble ou encore Jonathan Richman qui écourte son set à Marseille pour courir prendre son train après avoir chanté “I was dancing in a lesbian bar”  a capella.

J’adore ces chanteurs/musiciens sur disque, ils n’avaient pas besoin que je les aime davantage mais ces concerts m’ont laissé des traces et je les aime aujourd’hui davantage. Dominique A, j’ai d’ailleurs eu la chance de le retrouver plus tard. L’un des derniers concerts où nous étions sur la même affiche, je me revois après mon set dans le gymnase désert attenant à la salle de concert. Une assiette, sur la grande table où tout le monde a déjà mangé, m’attend. De l’autre côté du mur, Dominique chante seul en scène devant une salle comble tout à fait conquise. J’entends ses chansons défiler comme dans un rêve, noyées dans la réverbération, complètement déformées par le volume démesuré des lieux, des couloirs vides… Je bois mon verre de vin, déguste mon hachis parmentier dans un calme absolu. C’était un beau concert.

Aujourd’hui, je me dis que finalement, ce qui me manque le plus, c’est peut-être précisément tout ce qui entoure les concerts, les creux, les flottements, les parties de ping-pong dans le jardin du gîte qui nous accueille, les baby-foot endiablés à la gare en attendant un train… Je repense à la voiture de location que j’ai récupéré à Vannes pour une petite tournée solo de plusieurs jours en Bretagne. Le souvenir très précis de m’être senti parfaitement heureux à rouler et me balader pendant quelques jours pour jouer les soirs devant un public qui découvrait mes chansons. Je repense aussi aux moments après les concerts derrière la table de merchandising, aux selfies faits avec des hommes et des femmes, bras dessus bras dessous, aux dédicaces écrites au feutre sur les pochettes, aux personnes qui conservent les stickers dans les albums après avoir enlevé le plastique de protection. Je repense aussi à la conversation avec ce quarantenaire qui aurait bien aimé entendre ma chanson “Claire” pendant le set plutôt que des chansons moins douces, à l’enthousiasme d’un autre qui ne pensait pas qu’en concert les chansons puissent avoir autant d’intensité, à ce festival en plein air où nous jouions un set intimiste en duo un samedi soir à 23h, il avait fallu être plus festif que prévu, j’avais improvisé et tout ça avait fini en dansant dans la fosse.

Lorsque que je ne suis pas seul sur scène et que l’on tourne en groupe, j’aime par dessus tout les visages fatigués des musiciens le matin, quand la nuit a été courte, avant de reprendre la route. Il arrive qu’on passe en chercher un très tôt là où on l’a laissé la veille. J’adore les discussions sur les meilleurs catering de France, les salles où on reçoit le mieux les musiciens, les meilleurs restaurants qui se trouvent sur notre trajet, ou encore les éternelles questions du matériel qu’on laisse ou non dans le coffre du van pour la nuit. Chacun négociant avec lui-même ce qui est essentiel ou ne l’est pas. J’aime les chambres doubles dans les hôtels Formule 1, j’aime les portes des chambres qui s’ouvrent avec des cartes magnétiques. J’aime que “Chevalrex” soit le nom qu’on donne à l’accueil pour la réservation. À la question “c’est vous Chevalrex ?”, je réponds toujours avec le même plaisir “oui, c’est moi” ou “oui, c’est nous”.

J’ai mis des années à prendre la mesure de toutes ces choses, en saisir leur valeur. Aujourd’hui, je me prépare mentalement à courir à nouveau après tout ça dès cet hiver. J’espère que les conditions le permettront.

 


 

Son nouvel album Providence est disponible ici via Vietnam.

Il sera en concert – on ose y croire – le 15 avril au Café de la Danse (event).